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Magnolia


Ruggiero
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Volume 2: Trinités

Hong Kong, Septembre 2022. Quelques jours avant le second arrêt cardiaque.
Frank n’a dormi que par à-coups durant la traversée du Pacifique. Il atterrit en fin d’après-midi à l’aéroport international de Hong Kong.

Le passage aux douanes et la sécurité se font sans encombre. Frank a l’air tout à fait inoffensif, à première vue; la plus grande ruse du diable.
Avec pour seul bagage un sac de sport porté en bandoulière. Frank préfère voyager léger. Toujours. Au quai des arrivées, un chauffeur autochtone l’accueille dans un anglais approximatif, armé d’une pancarte estampillée “F” en noir et gras. 

“Vous avez fait bon voyage, m’sieur?” demande-t-il en ouvrant la portière de la berline.
Frank n’offre aucune réponse, dépose son bagage sur la banquette arrière et s’y engouffre avec difficulté, grimaçant sous la pression exercée sur son lumbago. 

Malgré les affaires pressantes qui l’ont amené en ces coins reculés, Frank n’a qu’un endroit en tête pour sa première escale. Il assiste peut-être aux derniers battements de son cœur, il le sent. Une ultime visite à celle qu’on nomme Lady Red semble appropriée. Elle gère un bar à hôtesses huppé dans Lan Kwai Fong, l’endroit phare pour les divertissements nocturnes et fêtards en tout genre, situé en plein Central HK. 

Sur le trajet, à travers la vitre, il peut admirer le Pic Victoria qui domine l’horizon de Hong Kong, depuis lesquels le touriste lambda peut jouir d’une vue imprenable sur Central et le port jusqu’à Kowloon.

Malgré la climatisation du véhicule, Frank ressent déjà les symptômes de l’humidité moite qui règne dans cette partie du monde, sa chemise lui colle à la peau. On ne se fait jamais vraiment à l’humidité poisseuse, à moins d’avoir grandi dans ce sauna urbain. Terrassé par le décalage horaire et sa santé déclinante, il finit par somnoler malgré lui, le front appuyé contre la fenêtre, et pique un somme.

— 

La plupart des hôtesses en petite tenue divertissent de riches clients à l’étage du dessous, ce qui laisse Frank seul sur le rooftop du Red Dragon Club, en compagnie d’un bartender taiseux. Il s’est commandé un whisky japonais Hibiki, baignant dans des glaçons cubiques, tout en piochant dans un bol à cacahuètes. 

Du balcon suspendu au sommet de l’immeuble, on peut apercevoir Kowloon dans le lointain, encerclé par des milliards de lumières brillant dans les ténèbres de la gigantesque cité. Un brouillard bas pénètre les gratte-ciels de Central et de Wan Chai, donnant un aspect mystique que Frank sait apprécier. Cela lui change de l’environnement familier -trop familier- de la cité des saints. Dans la brume nocturne, il entrevoit une infinie possibilité, foule d’options qu’offre Hong Kong aux aventuriers de passage, aux prédateurs en recherche d’une proie. Une nostalgie l’étreint pendant quelques secondes, lorsqu’il se remémore ses années de tueur à gage pour le compte de l’Outfit.

Le vieux hume l’air avec un sourcil arqué, les narines attisées par une senteur de fumée. Il interroge le serveur du regard, entre deux gorgées:
“C’est quoi cette odeur? On dirait que la ville est en feu.”

Tout en nettoyant méthodiquement un verre à vin, le serveur répond à Frank sur un ton neutre, presque condescendant:

“La fête du fantôme affamé.”
“Mais encore?”

Le serveur hausse les épaules, “On raconte que le quatorzième jour du septième mois lunaire les portes de l'enfer s'ouvrent et que tous les fantômes du mal se mettent à hanter le monde. Alors on brûle des offrandes en l'honneur des ancêtres, on chasse les mauvais esprits.”
“Drôle de coutume. Vous brûlez quoi, au juste?”
“Tout et n’importe quoi.”

Frank reprend une gorgée, méditant sur cette tradition ancestrale. Il ne croit pas aux fantômes. Les monstres qui arpentent ce monde sont tous de chair et de sang.
Troublant cette réflexion spirituelle, Isabella Umberto fait son entrée depuis la cage d’escalier. Elle arbore d’ores et déjà un sourire chaleureux, teinté de séduction, ce que son rouge à lèvres écarlate accentue. Comme de coutume, elle porte une robe courte rouge bien ajustée, mettant en valeur sa silhouette tonique, avec toutes les courbes là où il faut. Des talons aiguilles de dix centimètres compense sa petite taille et creuse naturellement sa formidable chute de reins. Frank la suit des yeux, captivé malgré lui.

“Frank, quel plaisir de te voir. Tu n’imagines pas à quel point j’étais contente quand tu m’as annoncé ta venue. C’est fou, tu n’as pas changé après toutes ces années.”
“Arrête tes salades, je sais encore me regarder dans un miroir. Ca fait quoi, bientôt trois ans qu’on ne s’est pas vu?”

Isabella élargit son sourire, lumineux. Son visage est hâlé, pomponné d’un rouge léger au niveau de ses joues pour mieux faire ressortir le creux de ses fossettes. 

“Je ne parle pas de ton apparence, mon coeur. C’est ton âme que je sonde – et je sais que rien ne change jamais en ton for intérieur.” Elle simule une moue boudeuse en transperçant Frank du regard. “J’ai appris à l’accepter, cela dit.”
“Il est trop tard pour se changer, à mon âge.” souffle Frank dans un gloussement désabusé.

Isabella incline la tête dans un signe de consentement. Elle se tourne vers le barman et commande un Manhattan.

“Qu’est-ce qui t’amène à Hong Kong, vieux loup? J’imagine que tu n’es pas là simplement pour admirer mon joli minois. Tu as toujours quelque chose derrière la tête… n’est-ce pas?”
“Les affaires, les affaires. Et d'autres conneries qui requièrent mon attention. Je vais rencontrer Peter demain. Encore une fois, je te remercie d’avoir facilité la connexion.”
“Oh, ça m'est sorti de l’esprit… Voilà bien deux ans que je t’ai mis en contact avec lui. Tu es sur le point d’en tirer quelque chose?”

Il acquiesce sobrement. “Ça a pris du temps, mais on est sur le point de concrétiser un partenariat juteux.” 

Isabella gratifie son invité d’une caresse sur le bras, tel un chaton se lovant contre son maître. Frank reste immobile, ne brise pas la glace, mais semble apprécier ce toucher familier. Des souvenirs torrides, chargés de viagra, défilent dans sa tête.

“Je me permets de te donner un petit conseil amical, Frank. De toi à moi. Les asiatiques ont leurs façons bien à eux de faire du business.” 
“A qui le dis-tu? C’est pas mon premier rodéo dans cette contrée lointaine, je te rappelle.”
“Peu importe le nombre d’années que tu passes ici. Il est difficile pour nous autres occidentaux de jouer à leur table. Leurs règles sont trop opaques, leurs cœurs trop gardés.”
“Peut-être que je suis né sur le mauvais continent, alors. Car je joue selon les mêmes règles. Et mon coeur est une impénétrable forteresse.”
“Tu n’as pas de coeur, Frank. C’est différent.” 

La Grenouille esquisse un sourire sans joie, sous le regard d’Isabella dont les yeux ambrés pétillent de malice. Elle reprend une fine gorgée de son cocktail, l’auriculaire levé. Tout dans sa gestuelle marque la sophistication, une élégance féline et un charme dangereux. Frank est trop vieux pour y succomber, lui rend son regard sans sourciller – mais il reste un homme, alors son rictus s’étire, un brin lubrique. Des rumeurs témoignent d’une liaison passionnée entre eux, dix années auparavant. Quoi qu’il se soit passé, ils emporteront la vérité jusque dans leurs tombes respectives.

Pour la demi-heure qui suit, ils échangent à propos de tout et de rien. Ressassent les joies du passé, bribes d’une époque où Frank avait investi dans une maison de passe huppée, le Red Light, auquel il avait élu Isabella comme gestionnaire et mamasan attitrée. Il lui demande si elle a quelqu’un qui prend soin d’elle. Elle répond qu’elle collectionne toujours autant les amants. Elle ne lui retourne pas la question, tant la réponse demeure évidente.

“Quand est-ce que tu repars?” s’enquit-elle, son petit nez froncé.
“Demain midi, après mon meeting avec Peter.”

Une nouvelle moue se forme sur la figure bronzée de la madam. 

“Quel dommage. Alors je te souhaite bon vent, daddy.” 
“On dirait un au revoir, Bella.” 
“Tâche de me prouver tort, dans ce cas. Et repasse me voir à l’occasion.”

Frank se détache du comptoir et empoigne sa canne. Il décoche un clin d'œil à son ancienne amante.

“Prends soin de toi, ma belle.” souffle-t-il avant de s'éloigner en claudiquant. 

Menton nichée dans la paume de sa main délicate, Isabella Umberto observe le Parrain disparaître dans les néons fumeux de Hong Kong. Une étincelle de mélancolie transparaît sous l’épaisse couche de maquillage. Elle le sait au fond d’elle-même, c’est la dernière fois que leurs chemins se croisent dans ce plan d’existence.

— 

Il est neuf heures trente du matin. Le chauffeur personnel de Frank conduit une Toyota Corolla 2005 aux vitres teintées, traversant le long boulevard de Nathan Road jusqu’à leur destination – Wan Chai, la partie de Hong Kong qui ne dort jamais. Frank peut s’en rendre compte lorsqu’ils longent une multitude de music clubs et autres rades à effeuilleuses sur Lockhart Road. Deux rues plus loin, ils s’enfoncent dans un pâté d’immeubles plus étroits, avec une concentration de bars louches, dont les enseignes en néons se font plus tapageuses. Le chauffeur fait halte et parque la sedan en face d’un de ses établissements, sans nom ni enseigne, qui se distingue par une porte jaune. 

Ruggiero prend un moment pour inspecter les environs avant de s’extraire du véhicule, tiré à quatre épingles. Il porte un costume gris clair qui ne fait qu’accentuer son teint blafard, une cravate Cesare Attolini noué autour du cou. Des lunettes noires fumées voilent son regard. A peine trouve-t-il l’air libre qu’il doit éventer son col de chemise qui commence à lui coller contre la peau, attaquée par l’humidité poisseuse qui règne en cette matinée dans les rues de la ville. Il fait signe au chauffeur de patienter alors qu’il s’engage au devant de la porte jaune.

Deux videurs montent la garde, et une rabatteuse assise sur un tabouret en plastique tente d’aguicher le vieux avec un anglais approximatif. L’un des videurs la rabroue, l’insultant sèchement en cantonais. L’autre mastoc ébauche un signe de tête bref à l’attention de Ruggiero et lui ouvre la porte en grand. Ils semblent s’attendre à sa venue.


On le conduit à travers le dancefloor vide à l’intérieur du club, d’une vaste pièce à une autre. Tout semble indiquer que l’endroit n’a connu de présence que celle des années et celle de la poussière. Ils abordent un petit passage étroit derrière l’un des comptoirs recouvert d’une nappe blanche, qui mène sur une cage d’escaliers. L’ancêtre peste intérieurement contre l’effort que lui coûte de gravir l’accès au troisième étage. Le videur lui indique une porte, Frank reprend son souffle avant de pénétrer dans ce qui ressemble à un arrière-bureau qui empeste des relents de clope rance. 

Derrière un office en formica, siège un asiatique aux cheveux gominés, la silhouette mince et svelte, un visage éternellement jeune, poupon sous bien des égards. Ses yeux de jais, génétiquement plissés, sont obsessivement rivés sur deux écrans d’ordinateur, l’un indiquant des actualités boursières, l’autre une multitude de tableurs excel remplis de chiffres et de virgules. Lorsque Frank fait son entrée, Peter “Big Spender” Tse s’érige promptement en repassant les plis de son costard Hugo Boss. Il ne porte pas de cravate mais il ressemble à l’un de ses traders à succès qu’on trouve à la Hong Kong Stock Exchange. Ce n’est pas un hasard s’il est devenu le financier d’une des sous-triades affiliée à la Ngai 14K. 

Officiellement, Peter Tse est un négociant et logisticien import-export, ce qui n’est pas bien loin de la réalité. Autant que Frank puisse en juger, Peter a le bras long au sein des sociétés secrètes hong-kongaises, même s’il ressemble davantage à un homme d’affaires qu’à un criminel endurci. Son réseau compte des gros poissons dans les hautes sphères de la police hong-kongaise, fonctionnaires proéminents et autres capitaines d’industrie à l’échelle locale ainsi qu’en Asie du Sud-Est. En Amérique, les tentacules de la triade se répandent à travers des tongs municipales et des gangs de rue sino-américains affiliés à ces mêmes tongs.

Le Financier contourne le bureau pour accueillir son invité d’honneur, échange une poignée de main formelle en guise de salutation distinguée. Frank y ajoute un hochement de tête respectueux. Le vieux truand conserve un maintien raide et une dignité guindée, malgré la douleur que cela lui coûte. De la vieille école, tant criminelle que philosophique, Frank voit la souffrance comme une immense coupe qu’on se doit de boire jusqu’à la lie.

Après quelques secondes à se fixer dans le blanc des yeux, Peter désigne un sofa en cuir matelassé, dont la luxure tranche avec le reste de la déco baroque. 

“Tu as fait un bon voyage, mon ami?” s’enquiert le maître des lieux, conversant dans un anglais irréprochable. Une fois son convive installé sur la banquette, il extrait une bouteille de vin de son caveau électronique. “Un peu de blanc?”
“Sans façon. Mais merci pour la proposition. Les toubibs m’ont convaincu d’aller mollo sur la picole.”
“Pas n’importe quelle picole, Frank…  Un Château Haut-Brion blanc 1989, pour être exact. Mais tu as raison, il est un peu tôt pour commencer les festivités. Permets-moi de te servir du thé, à la place.”

“Voilà qui est raisonnable. Merci.”

Peter claque des doigts et le videur s’exécute, apportant un assortiment de soucoupes en porcelaine et du thé de chrysanthème fumant. 
Le Financier ne perd pas de temps en vaines paroles, il est de la nouvelle génération – va droit au but plutôt que de tergiverser, ce qui n’est pas pour déplaire à La Grenouille. 

“Comme nous avons échangé au téléphone, l’autre jour, notre projet en commun se concrétise. Il m’a fallu un certain temps pour convaincre mes associés chinois et birmans, mais ils commencent à entrevoir les possibilités de collaborer avec ton organisation.”
“En voilà une bonne nouvelle. Je pense qu’on peut passer en revue les conditions de cet accord, à tête reposée.”

Big Spender incline docilement la tête, signe diplomate précédant une menace sourde. “Certainement. Mais sache une chose, Frank – je me suis porté garant. C’était la seule façon d’amener tous ces vieux fous à la raison.”

La Grenouille acquiesce avec lenteur, montrant qu’il comprend parfaitement les enjeux.

“C’est pas la première fois qu’on fait affaires, toi et moi. Bangkok, d’abord, là où tout a commencé. Et puis Los Santos, lorsque je t’ai fait une faveur pour ton soucis de liquidités. Jusqu’à présent, j’ai toujours tenu parole et je compte maintenir ce standard.”

Peter Tse touille son thé fumant en opinant du chef, le visage aussi hiératique qu’une statue de jade.

“Je reconnais la valeur que tu peux nous apporter. Traditionnellement, les miens ont toujours considéré vous autres siciliens comme de bons clients. Rarement comme des partenaires à part entière. Mais notre vision fait sens, si nous parvenons à en faire une réalité.” 
“Tout est paré pour commencer dans quelques mois, alors?” s’étonne Frank. Il s’attendait à devoir négocier plus ardemment. Le Financier hoche la tête subrepticement. 

“La triade et le crucifix. Notre pacte est scellé.” 

— 

New York, Février 2024. Deux jours après la sortie du centre hospitalier.
La Mercedes 600 SEL roule au pas sur Mulberry Street. Au volant, un mastic au crâne rasé et au bouc sombre, bien fourni, répondant au doux nom germanique de Lincoln Krüger. Son regard féroce, aussi sombre que les abysses d’un caveau, et sa mâchoire proéminente, lui donnent des airs de pitbull. Les yeux fixés sur la route, il machouille un cure-dents humide et respecte un silence religieux.

Krüger est le dernier d’une longue lignée à former la garde rapprochée de Frank Ruggiero, succédant à des légendes urbaines telles que Nicholas “Beaux Yeux” Corozzo, Gustave “Gus” Nedra et Donovan “Donnie the Dick” Pacella. 
 
“Fais un détour par l’hôpital presbyterien”, aboie l’ancêtre depuis le siège passager. “J’ai une course à faire avant de rencontrer nos amis yankees.”
“Entendu, patron.”

Krüger ne fait pas de commentaire ou de lien avec le bouquet de fleurs qui repose sur la banquette arrière, pourtant bien en évidence. Krüger ne se pose pas ce genre de questions. Il obéit.  

J’ai entendu que t’avais arrêté de boire. C’est vrai ce mensonge?” s’enquiert Frank pour combler le silence pesant.
“Ouais, ça m’aide à garder les idées claires.”

Devant la réaction mitigée du patriarche, Lincoln se sent obligé d’en rajouter une couche.

“Par contre, c’est un vrai repaire à bleusailles, les meetings A.A. Toutes ces gonzesses remplies de solitude… Des chattes dysfonctionnelles et désespérées qui se sont perdues dans les couloirs des douze étapes. Elles bronchent un peu trop à mon goût, surtout si j’ai pas un coup dans le nez mais… qui j’suis pour me plaindre, eh?”

Une parodie de rire remonte depuis le thorax du vieux. Il secoue la tête mollement.

“Qu’est ce qu’il me prend à vouloir te faire la conversation…”

— 

Frank Ruggiero fait son entrée dans la chambre d’hôpital 220 du NY Presbyterian Hospital,  armé d’un bouquet de magnolias blancs. Il pose ses yeux vitreux sur le corps inerte de Victoria D’Amelio, immobile sous les draps de son lit d’hôpital.

Sans un bruit, il va déposer le bouquet dans un coin de la pièce. Une photographie encadrée attire son attention, posée sur le seul meuble de la pièce. Le cadre roulant entre ses doigts gourds, un sentiment étrange l’envahit, qui le ramène des décennies en arrière. Il n’est pourtant pas du genre à ressasser le passé.

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“Frank… C’est bien toi?” fait entendre la condamnée d’une voix grelottante, fiévreuse.

Ce dernier ne prend pas la peine de se retourner, il contemple toujours la photographie d’un œil hagard. 

“Pourquoi tu gardes ça… cette photo? L’eau a coulé sous les ponts.” déclare-t-il, plus sèchement qu’il ne l’aurait voulu.
“Je n’ai pas le droit de garder le moindre souvenir de toi? C’est interdit?”
“Non, non. C’est flatteur même, mais il vaudrait mieux pour toi de passer à autre chose. Tu penses pas?”
“Le passé, c’est tout ce qu’il me reste. Tu vois bien que je n’ai pas un grand futur devant moi…”

Frank racle sa gorge pleine de phlegme. “Bienvenue au club, j’ai envie de dire.”

Victoria souffle un petit rire souffreteux. Ses yeux fatigués, ternis par la maladie, brillent tout de même d’une étincelle d'espièglerie.

“Tu es bien plus solide que tu en as l’air, Frank. Tu l’as toujours été. Autrefois, je me demandais s’il y avait quoi que ce soit qui pouvait t’atteindre.” Elle marque une pause, que Frank n’interrompt pas. “Et ça m’agaçait même, pour tout te dire. Mais il m’arrivait, de temps à autre, d’admirer ça chez toi.”

Frank Ruggiero reste silencieux. Il retourne la photographie sous toutes ses coutures, semble obsédé par sa propre image, ce reflet d’antan, comme s’il ne reconnaissait plus l’homme qu’il avait été auparavant.

“On a bien changé, faut dire. Regarde un peu les dégaines d’avortons qu’on se paie…”
“Oh… tu trouves? Je n’ai pas l’impression que tu aies tant changé. A cette époque, tu avais déjà ton éternel air grave et blasé. Comme si le poids de ton existence te pesait. Tu étais encore si jeune, pourtant…”

Frank repose la photo et pivote pour faire face à celle qui fût brièvement sa compagne dans les années 80. Il s’aide de sa canne pour approcher du lit.

“Certains n’ont pas besoin de vivre très vieux pour être consumés. Mais je m’en tire pas trop mal, après tout ce temps, hein?” plaisante-t-il sombrement, exécutant quelques moulinets dans l’air avec sa canne pour prouver qu’il est encore capable de tenir debout et faire de l’esbrouffe. Victoria glousse malgré elle, un rire autrefois cristallin, désormais teinté d’amertume.

“Pas trop mal, c’est vrai. Je me demande encore par quel miracle tu trouves une raison de te lever le matin. Qu’est-ce qui motive donc Frank Ruggiero? Oh, ce que je donnerais pour le savoir…”

L’intéressé soutient le regard conciliant de Victoria. Il pousse un soupir et lui répond, le plus sérieusement du monde.

“Non, Vicky. Tu n’as pas envie de savoir.”

Elle semble ignorer ce dernier commentaire, et lui fait une ultime requête sur son lit de mort.

“Tu prendras soin de notre fille, hein… Jane a besoin d’un père. Même si elle refuse de l’avouer. Promets-le moi.”

Frank hoche la tête, faisant mine d’accepter ce fardeau. 
Mais sa décision est prise. Il restera à l’écart de sa progéniture, pour son propre bien, se dit-il.

Parfois, pour aimer quelqu’un, il faut lui rester étranger. 

— 

Deux hommes venus de Brooklyn sont attablés dans l’arrière-cour d’un café, au coin de la Première Avenue et la 116e Rue. En leur compagnie, celui qu’on nomme La Grenouille partage avec eux un festin de calamars baignés d’huile et de citron, et une tasse de café chaud. Debout à quelques pas de là, Krüger fait office de sentinelle muette, près des cuisines d’où s’évaporent des senteurs culinaires diverses et variées. En vrai professionnel, il s’est adossé contre le mur en briques délavées pour bénéficier d’une vision d’ensemble sur l’espace confiné, prêt à réagir au moindre coup fourré. Le bruit des casseroles et poêlons de l’Oncle Joe, cuisto en chef et propriétaire du Caffè de Martino, ainsi qu’un téléviseur diffusant un vieux match de football, couvrent la conversation des trois affranchis. 

“Content de te voir de retour parmi les vivants, Frank.” convient Charles Mussachio sur un ton égal, tout en suçant le dernier morceau de calamar coincé entre ses dents. “Sans rien te cacher, on commençait à se languir. J’ai rien contre Scars, mais ses manières finissent par me flanquer de l’agita.”

Frank Ruggiero concède un hochement de tête diplomate, un sourire procédurier plastré sur sa vieille figure. Il boit la dernière goutte de son café, désormais froid et amer, qui a le goût d’un jus de chaussette.

“Tu connais Nicky. C’est un nerveux, mais aussi un bon meneur d'homme. Un gars de la vieille école, comme toi et moi.”
“Mmh. Comme tu dis, le genre qui ne court plus les rues. Pas vrai, Ernie?”

L’intéressé, Ernest Cugliamano, s’esclaffe à moitié en opinant du chef, ce qui fait gigoter l’amas de graisse qui pendouille de son triple menton. 

“J’te raconte pas, Muss. Drôle de génération.” complémente-t-il en s’empiffrant des tranches de jambon cappiciolo spécialement servies pour sa généreuse personne. 

Mussachio secoue la tête avec exaspération. Il s’allume un Toscanello qu’il coince entre ses lèvres torturées.

“En tout cas, ça me rassure de voir que tu tiens encore debout, Frank. La santé, ça va? C’est que tu nous as fait une petite frayeur…” indique-t-il en toisant son invité d’un œil circonspect.
“Tout est rentré dans l’ordre, il me fallait juste du repos et un paquet de médocs. Tous les matins, je me réveille, je remercie le Bon Dieu.”
“Tu nous enterreras tous, Frankie.”
fait Ernie entre deux bouchées de barbaque.

Frank fait mijoter sa tasse en porcelaine, avisant de rentrer dans le vif du sujet après ce bon quart d’heures à déblatérer des banalités sans nom; étape nécessaire et rituelle dans leur culture italienne. Il prend des nouvelles de leur famille, s’enquiert sur les rumeurs du voisinage, interroge Charles sur son jardinet et la saisonnalité de ses aubergines organiquement cultivées. Ces sujets brûlants étalent la conversation de vingt minutes supplémentaires, avant qu’il ne puisse poser les jalons du véritable enjeu de sa présence.

“Je vais vous dire, messieurs, voilà même pas six mois depuis ma dernière visite ici… Et c’est à peine si j’ai reconnu ce secteur. Des espingouins à chaque coin de rue, qui dealent leurs merdes à prix cassés, pour fournir des tantouzes à cheveux bleus qui zonent dans leurs apparts gentrifiés… C’est pas le Brooklyn que j’ai connu. Comment se portent les affaires dans cette jungle en voie de tiers-mondisation?”

Charles fait la moue en levant les yeux au ciel, comme si le Tout-Puissant avait une réponse à cette éternelle question.

“Qu’est-ce que tu veux, c’est l’époque qui veut ça. Les affaires tournent… mais c’est pas folichon.”

Frank fait semblant de taper du poing sur la table, pour faire bonne mesure et amorcer une envolée lyrique, passionnée, qui tranche avec son caractère habituel. 

“Quand est-ce qu’on a perdu notre ambition, Chuck. Je te le demande? Quand est-ce qu’on a laissé les bronzés foutre la main sur les trafics en tout genre dans des territoires qui jadis étaient sous notre contrôle? Quand est-ce qu’on a délégué la gestion financière à ces coglioni de Wall Street qui nous ont baratiné avec leur verbiage à la con. Nous étions des rois, à partager un immense festin. Maintenant on se contente de grignoter les miettes.”
“J’te contredis pas, Frank. Mais tu sais bien qu’on a eu le feu au trouffion, ces dernières années… C’est pas de gaieté de cœur qu’on joue les seconds rangs.”
“Il est temps de reprendre ce qui nous appartient. On a tous des familles à nourrir, un héritage à laisser derrière nous… J’ai pas raison?”

Le duo qui lui fait face acquiesce en silence.

“Où veux-tu en venir, comparé? J’te rappelle qu’on a investi pas mal dans ta petite renaissance californienne – et on attend toujours d’en voir la couleur. Toutes les belles choses que tu nous as promis.” 
“L’argent rentre dans tes caisses, malgré les quelques remous. Non?”
“Pas suffisamment. Comme j’expliquais à Nicky, on va devoir couper le robinet. J’ai pas beaucoup d’autres choix, Frank. Si un investissement ne me rapporte pas assez, je diversifie mon portefeuille.”
“Tu fais bien, c’est avisé. Mais tu vas vouloir entendre ce que j’ai à te dire, avant de prendre une telle décision.”

Charles Mussachio plisse ses yeux de fouine en suçotant son Toscanello.

“Une industrie à plusieurs billions, un manque à gagner qui nous passe sous le sifflet. Voilà ce dont je veux te parler. Tu es prêt à m’entendre?.”
“J’te donne mon oreille, vas-y. Après tout, je te dois au moins ça.”

“Mes contacts à Hong Kong se sont solidifiés. On est à deux doigts de sécuriser une ligne d’approvisionnement très spéciale, connexion quasi-directe avec les champs de pavot du Triangle d’Or. Avec des tarifs très, très attractifs.” 

Mussachio prend un air troublé, une certaine inquiétude voilant son regard. Il secoue la tête et fait des bruits de bouche réprobateurs, sans toutefois couper Frank dans sa lancée.

“Pas que ça, mais on a déjà en tête un plan efficace pour la distribution, aux niveaux primaire et secondaire. New York, Boston, San Fran et Los Santos. Tout repose sur l’alliance que je suis en train de sceller. Je ne connais pas beaucoup de nos compatriotes avec ce genre d’accès. De quoi te donner un sacré élan d’avance sur les autres Familles. Et c’est aussi un moyen pour nous de s’écarter des calabrais – les risques de faire affaire avec eux deviennent trop important pour être ignorés.”
“Et tu ferais davantage confiance à des niaqués plutôt qu’aux pontes de San Luca?”
“Confiance absolue, j’irais pas jusque là. Mais il s’agit de diversifier notre portefeuille, comme tu dis si bien.” 

Charles Mussachio touille le fond de sa tasse avec une petite cuillère en argent, prenant le temps de la réflexion. Un pli sévère barre son front. 

“Ce que tu me dis là pourrait te valoir une balle dans le buffet, Frank. Fût une époque. T’en es conscient?”
“Je ne suis pas encore gâteux, mon ami. Ce que je propose est ambitieux, mais le risque est calculé.” 
“On parle de billions là, hein? Potentiellement?”
s’enquiert Ernie avec des dollars plein les mirettes.

Frank lutte contre une envie irrépressible d’exalter un sourire triomphant. Il tire adroitement sur les cordes sensibles qui font vibrer la vaste majorité de la société truande : fibre nostalgique, pulsion de survie, cupidité.

“Le monde change, on doit s’adapter et brouiller les pistes. Laisse-moi me charger du côté opérationnel. Je ne te demande pas plus de capital; seulement de laisser le robinet ouvert. J’investirais personnellement dans cette initiative – c’est ma peau en jeu.”

L’obèse de service qui siège aux côtés de son capo fait entendre à nouveau sa voix bourrue, un doigt boudiné pointé sur Frank.

“Si ton château de cartes s’écroule, que cette initiative se casse la gueule, tu peux garantir que ça ne remontera pas jusqu’à nous?”

La Grenouille prend du recul sur sa chaise en vinyl, levant deux mains solennelles, paumes levées vers le ciel, tel un apôtre bénédictin.

“J’en assumerais l'entière responsabilité. Sur ma parole et mon honneur."

Tous les trois, ils échangent un regard lourd de sens, comprenant parfaitement ce qu’implique un tel aveu. 

“Tu as pensé à mettre ton testament en ordre, Frankie?” demande Charles, pince-sans-rire. “Si je ne te connaissais pas assez, j’aurais dit que tu flirtes avec des forces qui te dépassent. La grenouille qui veut se faire plus grosse que le bœuf, ça te dit quelque chose?”
“Pas une grenouille, Muss. Un fléau de grenouilles.” réplique Frank en citant la Bible.

Après un moment de silence, la trinité mafieuse ricane de concert, pactisant une entreprise qui pourrait leur rapporter des billions de US dollars – ou mettre un terme définitif à leurs carrières respectives.
 

Modifié par Ruggiero
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Quel plaisir, l'écrivain n'est qu'une mascarade, car Mr.Ruggiero est l'écrivain. Toujours avec ces petites allusions à l'Asie, bien que discrètes.

Je peux m'empêcher de voir glisser dans ces textes une critique sur un certain univers mondain représenté dans cette ville comme étant un idéalisme insipide et si mal retranscrit où comme mentionné dans le texte, tout est stéréotypes, même l'underground se retrouve être un cliché sur patte... (mais c'est peut être ce qui en fait le charme, comme le ferait les films et séries en grossissant les faits et les caractères car véritablement, le monde criminel est loins d'être aussi glorieux et fantastique qu'on pourrait le croire et le fictif n'est là que pour appâter le client)

Peut être aussi quelques clins d'œil sur le fardeau d'un leading, où les émotions et l'égo sont les causes de scissions là où les gens oublient que nous ne sommes rien, mais juste des pions pour œuvrer sur un projet commun où chaque décision a des raisons plus profondes et complexe que notre petite personne.

Ou alors rien de tout ça, ce background est peut-être juste une histoire d'un simple vieillard oublié par cette jeune génération écervelée.

En tout cas j'espère croire pouvoir y lire des sous-entendus sur un certain retour... ça ferait du bien dans cette ville qu'on déteste tous, mais où l'on finit toujours pas y revenir retrouver ses amis.

À moins que.. les amis sont "Juste une connaissance parmi d’autres. La nature particulière de mon boulot m’amène à tisser beaucoup de contacts, mais peu de liens."

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Tu fais plaisir Black, merci d'avoir lu. C'est plus donné à tout le monde, sans vouloir jouer les élitistes.

Beau parallèle avec le retour au RP et à GTA, qu'on aime détester mais qui nous attire toujours. C'est aussi ce que j'avais en tête, en me rendant compte que ça fait presque 15 ans qu'on a commencé à arpenter les rues virtuelles de LS... On finit par porter un regard doux-amer sur la communauté et le jeu en général.

J'écris quelque chose en anglais sur l'Asie du Sud-Est (Vietnam, Thailande), mais j'ose pas encore publier ça, et c'est pas en rapport avec GTA. Mais un jour, peut-être.

Pour ce qui est d'un retour, possiblement, mais je suis encore limité par le décalage horaire.

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Effectivement, je suis petit par rapport à toi. 
Cela fait des années que je lis chacune de tes lignes, avec un grand respect. 
Tu as su créer un monde, dans le monde de GTA. Comme tu dis, la Ruggiero a arpenté les rues de virtuelles de Los Santos, mais pas que. Les mots laissés glissés sur le papier sont une oeuvre d’art. 
Tu as toutes mes éloges , comme toujours sir Franck !

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Exceptionnel, un vrai plaisir à lire, chaque mot est bien choisi et chaque tournure est ingénieuse. C'est la parfaite retranscription de ce qu'on pourrait imaginer de la vie d'un voyou en fin de vie, ça m'a fait vaguement penser au film "The Irishman".

J'espère que d'autres chapitres viendront.

Ton personnage est extraordinaire et l'a toujours été, c'est une belle façon de continuer sa légende.

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